Retours et réflexions à propos d’un projet pilote mené par le Crilux,
en partenariat avec L’Atelier
Introduction
Depuis une dizaine d’années maintenant, le Crilux se déploie, participe et initie toute une série d’actions dans le but de favoriser activement l’intégration des personnes étrangères et d’origine étrangère. Portés par des valeurs humaines et une volonté de cohésion sociale, ses collaborateurs mettent toute leur énergie et leur conviction dans l’accompagnement des personnes mais aussi dans divers projets visant un mieux vivre ensemble.
Parmi ses lignes directrices, le Crilux se définit comme acteur de l’interculturalité. Il porte la vision d’un monde interculturel, forme les professionnels et les personnes intéressées à la communication interculturelle et tente de déployer la démarche au sein des actions menées.
Dans cette dynamique, l’emploi et la valorisation des arts, en tant que langages alternatifs a pris sens. Cette approche potentiellement non-verbale est vectrice de rencontres et de partages riches, porteuse et différente des méthodes déjà déployées. Une volonté forte et nouvelle a dirigé l’exploration vers ce secteur.
D’emblée, il semble indispensable de bien distinguer les objectifs d’un art qui vise une fin en soi, un objectif d’expression particulier défini par l’artiste, voué à être montré dans des salles de spectacles, des musées, des expositions, etc, d’un art pratiqué avec une finalité sociale. Cette pratique peut avoir des objectifs très variés mais elle devra toujours prendre en compte, d’abord et avant tout, le processus déployé et l’apport positif qu’elle est censée amener à ceux qui la pratiquent.
Ce que nous avons recherché depuis le début du projet qui va être présenté ici est donc une valorisation de l’art comme moyen, comme action sociale, vecteur de transformation.
« Il faut avoir une musique en soi pour faire danser le monde. »[1]

A l’origine, une étincelle
L’emploi des arts est installé depuis longtemps dans différents secteurs tels que l’éducation, les formations, l’action sociale, la thérapie. Il est applicable à la plupart des champs de l’activité humaine.[2] Les bénéfices potentiels, largement documentés, encouragent de nombreuses structures et de nombreux professionnels à en faire usage. En action sociale, les démarches artistiques permettent notamment de rassembler, susciter la rencontre, fédérer, sensibiliser, prendre confiance en soi, stimuler la créativité, permettre la réflexion, etc.
En Francophonie, la culture du « verbe » est très présente. Le langage verbal domine pour exprimer les réflexions, les idées, les arguments, les raisonnements et même, les émotions. Or, même si les mots sont précieux et peuvent être exploités de mille façons, ils ne sont pas toujours le moyen le plus adéquat à tous les types de situations et d’expressions. De plus, chaque langue est imprégnée d’une certaine vision du monde qu’elle participe à véhiculer. La considérer systématiquement comme moyen supérieur de communication dans les interactions humaines présente le risque de défavoriser, voire d’exclure certaines personnes d’une participation sociale démocratique. Nous penserons peut-être d’emblée aux personnes infra-scolarisées, ou encore à celles qui ont bel et bien fréquenté l’école mais qui présentent peu d’affinités avec ses normes et ses codes. Pourtant, le phénomène est bien plus large. Qu’en est-il des éléments et émotions indicibles, parce que les modes d’emploi culturels ou les paramètres personnels ne le permettent pas, parce que le contexte n’est pas approprié ou encore parce qu’ils sont liés à des traumas ? Dans une culture du verbe, il s’agit alors de redonner à l’intuition, à la spontanéité, à l’intelligence émotionnelle, aux talents manuels la place qu’ils méritent.
Par ailleurs, l’activité artistique est naturelle à tous les êtres humains. Spontanément, les enfants dansent, chantent, dessinent. C’est l’éducation, incarnée par la famille, l’école puis le travail, qui opère une forme de répression sur ces types d’expression et qui convainc l’individu de son incompétence. Augusto Boal, créateur du Théâtre de l’opprimé, déclare d’ailleurs qu’à l’interdiction du théâtre qui nous est imposée, celui-ci se manifeste malgré tout, à travers les fêtes, les déguisements, les inaugurations, toujours très théâtralisées, les parades, etc.
Sur le territoire de la province de Luxembourg, plusieurs structures mobilisent les canaux artistiques à travers des projets d’envergures variables, sur des périodes de temps plus ou moins longues. Je ne saurais ici rendre justice à toutes ces initiatives. J’évoquerai donc plus particulièrement celle qui, sans doute, a participé à déclencher l’étincelle, à faire germer l’idée du projet dont il est question dans cet écrit.
Une fois par année, l’Atelier, un Centre d’Expression et de Créativité situé à Barvaux-sur-Ourthe organise deux résidences artistiques interculturelles. Celles-ci sont ouvertes au tout public et accueillent plusieurs personnes résidant dans les centres d’accueil pour demandeurs de protection internationale. Ce projet en particulier m’est un peu plus familier que les autres car, d’une part, j’anime une soirée jeux de société par résidence, d’autre part, j’ai participé plus d’une fois à l’évaluation du projet avec l’équipe. En 2024, alors que l’idée de valoriser davantage les arts sur le terrain se précisait dans mon esprit, plusieurs éléments d’évaluation ont renforcé mes impressions. Les participants des résidences semblaient retrouver de l’énergie pour entreprendre, désiraient que les résidences durent plus longtemps. Une impression de rencontre authentique était palpable. Certains résidents de centres avaient relayé l’expérience auprès d’autres résidents et les avaient emmenés à l’Atelier par la suite.
Si nous prenons en exemple les conditions de vie en centre d’accueil et l’angoisse, l’attente, la colère, la tristesse, le découragement, la solitude, la dépendance à des instances, à des décisions externes, au personnel aidant que peuvent vivre beaucoup de résidents, nous pouvons nous rendre compte de la bouffée d’oxygène que représentent les résidences ou d’autres démarches de ce type organisées par l’Atelier ou par d’autres structures. Malheureusement, les moyens alloués à ce genre d’entreprise restent limités et semblent se réduire toujours davantage. C’est pourquoi j’ai imaginé un projet qui viserait à outiller les travailleurs de terrain de certaines clés, certains moyens pour déployer davantage les canaux artistiques au quotidien. Outre les bénéfices déjà évoqués, il s’agirait, d’une part, de favoriser davantage les rencontres véritablement interculturelles. D’autre part, les pratiques artistiques peuvent permettre de dépasser la simple catharsis. J’y reviendrai ultérieurement.
« Faire est la meilleure façon de dire »[3]
Pour concrétiser les objectifs et donner vie à cette volonté, j’ai constitué une équipe d’artistes déjà présents sur le terrain, ayant une certaine expérience en termes d’échanges interculturels. Il était important de varier les disciplines représentées afin que tout bénéficiaire potentiel puisse trouver écho à ses propres affinités. Ainsi, trois représentants des arts plastiques et de la photographie, un animateur théâtre, une musicienne et un réalisateur ont participé à la construction du projet. Nous avons élaboré ensemble le dispositif afin qu’il s’agisse bien d’art en tant qu’action sociale. Nous avons défini une série d’objectifs et avons mené une réflexion collective en commençant par nous poser les questions suivantes :
- Qu’est-ce que ma pratique artistique représente pour moi ? Qu’est-ce qu’elle m’apporte ?
- Qu’est-ce que cette pratique artistique peut apporter à un groupe, en particulier un groupe multiculturel ?
- Pourquoi élargir et pérenniser ces pratiques ?
Ensuite, nous avons cherché à déterminer les éléments absolument nécessaires au bon fonctionnement d’une séance d’animation incluant une dimension artistique, en tenant particulièrement compte du fait que les personnes formées seraient de (presque) complets amateurs. Dans le même ordre d’idée, nous avons également identifié les freins et les risques possibles d’une utilisation malheureuse des canaux artistiques.
Enfin, nous avons porté une attention particulière sur la posture de l’animateur. En effet, bien plus que le résultat, c’est le processus qui importe. Il fallait donc viser une réduction des rapports hiérarchiques et laisser à chacun la possibilité de trouver sa juste place. A ce sujet, Boal estime que le théâtre de l’opprimé est éminemment démocratique et se doit d’être pratiqué de manière égalitaire. La réflexion rejoint celle de Margalit Cohen-Emerique, théoricienne de la communication interculturelle, pour qui le rapport horizontal, donc égalitaire entre les protagonistes et la considération égale du niveau de logique de chacun constituent des prérequis indispensables à toute démarche interculturelle[4].
De cette réflexion, nous avons tirés les objectifs suivants :
- Transmettre des connaissances et des pratiques simples sur différents médias artistiques aux travailleurs de terrain ;
- Favoriser une recherche puis une mise en place de projets interculturels authentiques tels que définis par les CRI[5] et l’Observatoire de l’Intégration ;
- Développer l’utilisation des canaux artistiques comme outils de rencontre et/ou moyen de dépasser la catharsis ;
- Pérenniser la démarche sur le terrain, rendre les pratiques plus accessibles et plus régulières, développer des projets plus longs et plus durables ;
- Mener un travail sur la posture de l’animateur en interculturel ;
- Rendre un pouvoir, une autonomie, une possibilité de réciprocité aux personnes bénéficiaires des projets menés sur le terrain.
« L’artiste a le pouvoir de réveiller la force d’agir qui sommeille dans d’autres âmes »[6]
Au cours du mois de juin 2025, quatre animateurs porteurs du projet, dans quatre domaines artistiques (le théâtre, le cinéma, la musique et les arts plastiques), avec quatre styles et approches propres, des expériences différentes, des objectifs spécifiques différents ont dispensé chacun une journée de formation. Le canevas commun était de faire vivre des expériences aux participants qui puissent être facilement reproduites, qui soit porteuses de sens, avec des instants de débriefing, de recul, dans un souci constant des objectifs généraux préalablement fixés.
Ainsi, deux formateurs ont opté pour une approche plus « intellectualisée », centrée sur l’accessibilité des outils et leur proximité immédiate avec le public, permettant un processus créatif qui sert un apprentissage par exemple, ou une manière de dire quelque chose de soi, de partager autrement. Quant aux deux autres formateurs, ils ont opté pour une rencontre plus organique, par le corps, les sons, la manière de prendre soin du groupe et d’y trouver sa juste place, au service du bien commun.
Dans tous les cas, des émotions émergent certes, mais on ne s’en contente pas. Au sein d’un travail plus soutenu, plus régulier, le groupe prend soin de ces émotions, il en fait quelque chose, il les élève et parfois, s’en sert pour faire bouger les choses. L’émotion est ainsi mise en forme, esthétisée, elle dit quelque chose. Elle fait sens. C’est le principe de la sublimation. « L’art et rien que l’art, dit Nietzsche, nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité ».[7]
Boal évoque même une rationalisation des émotions, en tout cas dans le théâtre de l’opprimé. Il dit que « nous voulons connaître les phénomènes, mais nous voulons surtout connaître les lois qui régissent ces phénomènes. Et c’est le rôle de l’art : non seulement montrer comment est le monde, mais aussi pourquoi il est ainsi, et comment on peut le transformer. J’espère que personne n’est satisfait du monde tel qu’il est : il faut le transformer. »[8]
Car, ne nous y trompons pas, la fin n’est nullement de susciter une décharge émotionnelle qui ne serait pas cadrée, qui mettrait les participants en danger et qui ne servirait pas le fond et les intentions de la démarche proposée. L’art, en tant qu’action sociale a besoin d’un cadre et d’une discipline, autant qu’un espace créatif de liberté.
Par exemple, dès lors qu’une expérience individuelle est partagée, qu’elle soit le reflet exact de la réalité ou qu’elle soit transformée, le groupe entier en devient le dépositaire, le responsable et le protagoniste, non plus uniquement l’individu qui l’a racontée. Ainsi, « au lieu d’approfondir les singularités de son cas particulier, nous essayons, à travers la participation des autres, d’aller du particulier au général, c’est-à-dire à l’universalité des cas particuliers de la même catégorie. »[9]
En outre, lors d’un partage d’expérience individuelle, quelle qu’en soit sa forme, une intense relation d’identité peut exister pour les participants. Soit parce que l’on s’identifie totalement ou partiellement à la personne qui livre, soit par un lien de profonde solidarité.
J’ajouterai encore que, dans certains cas, l’expression artistique permet d’entrer ensemble dans une forme de lutte, de refuser le statut de victime et redécouvrir une force d’action sur sa propre existence. C’est un élément qui a déjà été perçu par les animateurs des résidences gérées par l’Atelier.
De la nécessité de rendre compte de la complexité du réel
Les ateliers artistiques tels que nous les avons conçus et tels que nous les envisageons sur le terrain peuvent être des laboratoires, des lieux pour expérimenter le réel ; pour faire le lien entre ce qui arrive et la nécessité de répondre à un doute. Car si l’on assène des certitudes avant de générer le doute, on ne répond à aucune nécessité. Ainsi, plutôt que de présenter un modèle à suivre, une vérité, on questionne. Dans le théâtre forum par exemple, qui est une forme de du Théâtre de l’opprimé, l’accent est mis avant tout sur le fait de rendre compte de la complexité du réel.
Les ateliers artistiques permettent également d’exprimer et d’expérimenter les rapports de force, de domination, présents dans les interactions réelles. Mais il est possible de jouer avec, de les tordre, de tenter de les transformer, les augmenter, les réduire, de se rendre compte des leviers éventuels qui sont à disposition dans la « vraie vie ». Or, ces rapports de pouvoir et la prise que l’on peut avoir dessus représentent un élément primordial dans la communication interculturelle telle qu’elle est traitée par Margalit Cohen-Emerique, comme je l’ai évoqué plus avant.
A ce sujet, Boal dira encore que « toutes les relations sociales – entre pays, classes, ethnies, genres, etc. – se schématisent très souvent en monologues où l’un des tenants de la relation commande, parle, impose tandis que l’autre est réduit au silence. Le Théâtre de l’opprimé aide à comprendre et à rompre ces relations de dépendance ; il ne vise pas à adapter un citoyen à une société injuste, mais à le transformer. »[10] Ceci s’applique aussi à une micro-société tel un groupe d’apprenants, de résidents, de jeunes fréquentant un lieu communautaire, etc. A nouveau, toute expérience vécue en micro-société, à travers ces « laboratoires » artistiques devient interculturelle et permet de s’outiller à la vie en société au sens large.
Pour que ces expériences puissent avoir lieu, il est naturellement nécessaire de tenir compte des moyens techniques et pratiques dont disposent les animateurs et les bénéficiaires sur le terrain. Les formateurs ont donc pris soin de s’appuyer sur les besoins du public et de valoriser même ce qui peut être perçu comme un frein potentiel à l’animation en général. Par exemple, le smartphone devient l’outil qui permet de transformer une scène en film, de capter des sonorités, des images, etc.
En outre, afin de coller au plus près du sens que l’on veut donner à son projet, les participants se sont interrogés sur l’intérêt d’employer tel média plutôt qu’un autre, au-delà des affinités qu’ils peuvent avoir avec telle forme artistique ou telle autre.
Le temps d’une première évaluation
Au terme de cette première session de quatre journées, nous constatons que les objectifs fixés en amont ont été bien rencontrés dans l’ensemble. Ci-dessous, je reprends la liste préalablement présentée. En vert figurent les objectifs auxquels, selon nous, les séances de formations ont bien répondu ou ont en tout cas apporté un début de réponse prometteur. En orange figurent les objectifs non-mesurables à ce stade ou pour lesquels une attention plus particulière peut être portée à l’avenir :
- Transmettre des connaissances et des pratiques simples sur différents médias artistiques aux travailleurs de terrain ;
- Permettre une recherche et une mise en place de projets authentiques au niveau de l’interculturalité telle que définie par les CRI et l’Observatoire de l’Intégration, et développer l’utilisation des canaux artistiques comme outils de rencontre et/ou moyen de dépasser la catharsis ;
- Pérenniser la démarche sur le terrain, rendre les pratiques plus accessibles et plus régulières, développer des projets plus longs et plus durables ;
- Mener un travail sur la posture de l’animateur en interculturel ;
- Rendre un pouvoir, une autonomie, une possibilité de réciprocité aux personnes bénéficiaires des projets menés sur le terrain ;
Un effet supplémentaire a été constaté : donner envie aux participants-animateurs de remobiliser l’art dans leurs pratiques, et leur donner envie d’explorer davantage.
A travers les retours des participants, nous avons pu clairement constater une envie, une motivation et une confiance pour appliquer les exercices et propositions reçues durant les quatre journées. De plus, la question du sens a été centrale et il était clairement perceptible qu’il y avait là un besoin de la part des participants.
La posture de l’animateur en interculturel n’a pas été explicitement abordée durant les débriefings. Néanmoins, elle transparaissait largement dans l’attitude des formateurs et était une préoccupation sous-jacente relativement perceptible.
Prenons un peu de hauteur
Je voudrais ici souligner quelques constats et considérations plus « méta » issus de mes observations et des retours des participants.
D’abord, un élément particulièrement puissant m’est apparu : à travers l’expression artistique, il est permis d’exprimer des émotions fortes, voire violentes, socialement et culturellement très peu acceptables sans pour autant vivre ou revivre la souffrance qui y est associée, ni en subir les conséquences. Par exemple, en tant que personnage, je peux exprimer une colère terrible envers d’autres personnages ou envers un système. La situation jouée est fictive même si elle est inspirée d’un vécu, puisqu’elle prend place dans un contexte particulier et sécurisé, et que les protagonistes sont eux-mêmes fictifs. Pour exprimer cette colère, je vais sans doute mobiliser des éléments de mes propres expériences réelles mais, en tant que comédienne incarnant un personnage, je ne (re)vivrai pas la douleur qui y est associée. Ou, du moins, je la vivrai différemment s’il s’agit d’une scène proche d’un vécu personnel. De plus, je ne subirai pas les conséquences de cette colère par autrui puisqu’elle n’est pas réellement dirigée vers les personnes présentes mais bien envers leurs personnages.
Ensuite, j’ai été agréablement surprise de constater à quel point des activités et des outils « basiques » et simples produisent déjà des choses incroyablement riches. A condition toutefois de tenir compte de l’importance d’une co-construction avec les participants et de respecter leur rythme. A ce sujet, certains participants éprouvant un sentiment d’inconfort ou d’appréhension en début de séance ont rapporté avoir rapidement trouvé leur place, avoir été à l’aise, avoir eu l’impression de bien connaître le groupe alors que presque personne ne se connaissaient deux heures plus tôt… Les activités adaptées et simples ainsi que l’atmosphère et le cadre bienveillants ont permis de relativiser la croyance selon laquelle certains participants se jugeaient « nuls » ou incompétents dans le média artistique traité. En cela, nous avons donc répondu à un objectif majeur.
Quatre dates à raison d’une séance par semaine ont créé un lien rapide entre les personnes et ce peut être un reflet de ce qui pourrait se produire sur le terrain. La rencontre est vécue tout à fait différemment par rapport aux formations qui suivent un schéma plus « classique ». Le groupe est invité à être à l’écoute des autres et de soi afin de s’auto-réguler. L’individu devient le groupe et cela favorise nettement selon moi la possibilité d’une rencontre interculturelle. Pour cela, l’animateur se doit d’être présent à 100% car un effet miroir entre lui et son groupe s’installe rapidement. Quant aux obstacles, qui peuvent être d’ordre culturel ou pas, comme se regarder dans les yeux, se toucher, bouger, produire des sons devant les autres, ils ne sont pas contournés ni traités de front. Ils sont accueillis comme tels et le groupe fonctionne avec, fait preuve d’adaptation. Quant aux éventuels partages d’expériences, j’ai déjà évoqué l’intérêt de dire sans dire, de transformer la réalité, d’employer des métaphores, de l’emphase, etc.
J’insiste encore sur le besoin de sens largement exprimé par les participants : dans leur quotidien professionnel, certains ont eu l’impression d’avoir épuisé les idées, de faire du « bricolage qui finit à la poubelle ». En outre, bien que le processus soit prépondérant par rapport aux résultats fournis, ces derniers ne doivent pour autant pas être négligés. Ils peuvent être source de frustration ou de tension en cas d’échéance à tenir, par exemple. Gardons bien à l’esprit qu’il s’agit avant tout d’action sociale et non de faire de l’art la fin en soi. C’est pourquoi des objectifs modestes, raisonnables et adaptés au groupe doivent être bien définis et bien clairement exposés afin d’être source de valorisation. Car, si l’art n’est pas la fin en soi, il ne doit pas non plus devenir un simple moyen dépourvu de fond et d’intention.
Un autre besoin très perceptible de la part des participants était d’expérimenter, de s’assurer que les actes qu’ils posent durant la formation feront sens et seront bel et bien reproductibles et pertinents dans leur réalité professionnelle. Dès lors, le choix de faire vivre les activités afin de permettre aux participants de se mettre dans la peau de leur public nous semble pertinent, sans négliger toutefois les moments de prise de hauteur et d’échanges à propos des ressentis, de la faisabilité des activités avec les différents publics, etc.
Enfin, je terminerai par souligner la capacité propre aux êtres humains de s’observer eux-mêmes en action. Ils sont capables de penser leurs émotions et d’être émus par leurs pensées, de pouvoir se voir dans le présent et se projeter dans l’avenir, se voir ici et s’imaginer là-bas. C’est pourquoi Boal utilise le terme de « spect-acteur ». Ainsi, nous dit-il, nous observons, nous analysons, nous étudions, nous spéculons puis nous pouvons nous mettre en action, nous transformer, prendre le pouvoir d’agir. Par ailleurs, nous pouvons nous pencher sur le passé pour préparer le futur.[11]
« Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui »[12]

Avant d’évoquer les perspectives du projet et de conclure, je me permets d’illustrer encore la démarche à travers, cette fois, mon regard et mon vécu en tant que participante à une semaine résidentielle en improvisation théâtrale. Il n’était pas prévu que j’évoque cette expérience car elle n’est nullement liée au projet dont il est question dans cet écrit. Pourtant, elle illustre tellement bien tout ce qui a été relaté jusqu’ici que je pourrais difficilement choisir de l’ignorer. Il s’agit de ces temps suspendus durant lesquels une quarantaine d’inconnus cohabitent en huis clos et organisent leurs journées autour d’activités communes. Et parfois, la magie prend, plus ou moins. Pour le cas que je relate ici, le terme « magie » n’est pas une hyperbole. J’ai vu, de mes propres yeux, des personnes se transformer, reprendre confiance en elles et en l’humain, s’ouvrir, créer des liens sincères avec autrui. Ce qui a été partagé durant le débriefing de fin de semaine était d’une force absolument inouïe, exprimé par des personnes aux parcours de vie très différents et très éprouvants pour certains. L’expérience m’a moi-même transformée. Alors que je défends ardemment l’emploi des formes artistiques, que ce soit en action sociale ou pas, je croyais pouvoir prévoir. Je n’attendais pas ce qui est arrivé. Pourtant, c’est arrivé.
Les perspectives envisagées
La volonté de poursuivre la dynamique est tout à fait présente, autant chez les quatre formateurs que chez les participants. Les formes à développer sont nombreuses et il s’agira d’évaluer ensemble quelle est la direction que nous estimons la plus pertinente.
Parmi les pistes envisageables, nous pouvons citer l’approfondissement des techniques présentées, rappelons-le, sur un temps très court ; l’expérimentation d’autres techniques ; l’exploration de domaines complémentaires, comme le montage de base pour le cinéma, par exemple ; la synergie et le croisement entre différentes disciplines ; l’introduction d’autres disciplines ; etc.
Au niveau des participants, nous pouvons tâcher de reproduire l’expérience avec un autre public, approfondir avec les personnes formées lors de cette session de juin et peut-être des personnes disposant déjà de connaissances de base.
Le champ des possibles semble très large au vu de l’idéal que nous nous sommes fixé, à savoir, étendre, démocratiser et rendre pérennes les pratiques artistiques simples dans le quotidien des structures sociales.
Conclusion
L’art est une connaissance, un moyen de transformer la société. Il peut nous aider à construire notre avenir plutôt que de l’attendre simplement. Il nous amène au plus près de notre humanité au sens où l’être humain est la seule espèce animale à le pratiquer.
L’art est un droit. Il peut être aussi un outil politique et revendicateur puissant. Me viennent à l’esprit les caricatures par exemple, ou le Théâtre de l’opprimé dont j’ai fait mention plusieurs fois, qui est né précisément dans le but de libérer un peuple, de laisser celui-ci montrer l’oppression et découvrir les voies de libérations.[13] Ainsi, un individu exercé à exprimer et à chercher des chemins libérateurs au sein de « laboratoires » artistiques sera plus à même de le faire ensuite dans la vie réelle.
Mais, pour que cette transformation puisse avoir lieu, l’art doit être pratiqué massivement et durablement. Pour que cela puisse exister, il faut pouvoir se rappeler que l’art est une pratique naturelle à l’être humain, que c’est l’éducation qui bride cette nature, nous convaincant que nous n’en sommes pas capables, que nous sommes mauvais en cette matière. Certes, la qualité des résultats variera d’un individu à l’autre, mais chacun est capable de faire de l’art, avec, en tête, cette idée de transformation du monde.
Enfin, l’art permet la communication au sens large, avec la société. Il dépasse la peur de s’unir, rompt l’isolement et suscite une rencontre parfois inattendue, tant avec soi-même qu’avec l’autre. Or, prenons conscience que l’être humain est également la seule espèce animale à se définir, se transformer et construire son identité à travers les rencontres.[14]
Marie Bertrand,
Responsable de projets au CRILUX
[1] Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, 1883.
[2] Augusto Boal, Jeux pour acteurs et non-acteurs. Pratique du théâtre de l’opprimé. 2004.
[3] José Marti, poète et révolutionnaire du XIXe s.
[4] Observatoire de l’Intégration, fiche contenu informatif et explicatif, Module 1 – Fiche n°2 La communication interculturelle, https://observatoireintegration.be/bibliotheque-fic/#pt2
[5] Centres Régionaux d’Intégration
[6] Nietzsche F., Le Gai savoir. 1882
[7] Nietzsche cité par Camus A., Le Mythe de Sisyphe. 1985
[8] Boal A., Jeux pour acteurs et non-acteurs. Pratique du théâtre de l’opprimé, 2004, p.86
[9] Boal A., Jeux pour acteurs et non-acteurs. Pratique du théâtre de l’opprimé, 2004, p. 205
[10] Ibid, p.11
[11] Ibid
[12] Ricoeur P., Soi-même comme un autre, 1990.
[13] Boal A., Jeux pour acteurs et non-acteurs. Pratique du théâtre de l’opprimé, 2004.
[14] Pépin C., La rencontre. Une philosophie. 2021.





